Le Yoga est-il spirituel ?
On peut se demander : Le Yoga a-t-il quelque chose à voir avec la spiritualité ? Mais au fond qu’est-ce que la spiritualité ? Et comment accède-t-on à la dimension spirituelle du Yoga ?
Je me propose d’explorer ci-dessous mon point de vue sur ces questions. Un point de vue se réfère à ce qui est vu depuis un certain endroit à un moment donné. Mon point de vue n’a donc qu’une valeur relative, subjective et éphémère, exploration ludique de ce qui s’offre à moi en ce moment.
Un point de vue est donc différent d’une opinion, qui ressemblerait plutôt une forme de cristallisation mentale. L’opinion se prend au sérieux. Elle fixe, conclut, s’impose, se défend et s’oppose. Elle prétend à une vérité et veut convaincre. En s’élaborant un tant soit peu et pour mieux se justifier, elle crée un concept. Alors que le point de vue est avant tout perceptif, il reste ouvert, réceptif et mobile. Il est relié à une expérience plutôt qu’à une pensée. Il ne prétend rien, il n’impose rien. On peut faire l’analogie avec la différence entre des légumes en conserve et des légumes frais (entre autres : les frais se périment, pas ceux en conserve parce qu’ils sont déjà morts).
(Je m’entraîne depuis déjà un certain temps à me débarrasser de mes opinions, et aussi de mes croyances… ce qui ne veut pas dire que je ne tombe plus dans le panneau.)
Pour évoquer une expérience spirituelle, Durkheim utilisait le mot numineux. Expérience du sacré, selon le dictionnaire. L’expérience du sacré : on ne peut la provoquer ni l’atteindre, elle nous « tombe dessus » à un moment où l’on ne s’y attend pas, un moment de vacance, de disponibilité totale, d’ouverture, peut-être parce qu’à ce moment-là justement il n’y a «personne» pour l’attendre ? Pour celui qui a pu recevoir cette grâce discrète, submergente, insaisissable, quelque chose a changé : l’expérience d’un autre état d’être, très différent de ce que nous connaissons dans notre dimension spatio-temporelle, quelque chose comme un saut quantique, hors de toute référence. Cette expérience nous ressource et nous nourrit en profondeur, et nous renouvelle. Notre vie, comme un ciel étoilé, est parsemée de ces moments de grâce, parfois si ténus que nous ne les reconnaissons pas, trop occupés à courir derrière notre volition. On peut apprendre à les accueillir, ces moments, cela ne demande qu’un peu de disponibilité. Mais on ne peut pas les «fabriquer».
Quel rapport avec le Yoga ? Si l’on se réfère au mot sanskrit qui désigne la posture, âsana, cela veut dire être ainsi. Ici, tout est dit. Rien à voir avec ces séries de postures enchaînées à toute vitesse qu’on peut trouver sur internet. Selon les Yoga Sutra de Patanjali, la séance de yoga sert à préparer le corps et l’esprit pour la méditation. Et à quoi sert la méditation ? Selon l’étymologie, à se rassembler au centre, donc à être. Être simplement là, ici et maintenant, totalement présent et disponible, sans attente et sans intention, sans affect, ouvert et réceptif.
Une attente sans attente, une attention sans intention étaient des expressions chères à Jean Klein, qui précisait parfois : Méditer, c’est se tenir sur le seuil, et se laisser trouver.
Se tenir sur le seuil, c’est déjà tout un programme. C’est l’objectif du Yoga (un cours de yoga qui ne se termine pas par une méditation, c’est un peu comme si vous partiez en vacances au moment où les légumes de votre potager sont bien mûrs et prêts à être dégustés). Être. Lorsqu’on prend goût à cela, on commence à changer. On commence à préférer les moments de vacuité à l’agitation, enfin ce que l’on appelle maintenant agitation, et que l’on considérait auparavant comme incontournable : les occupations, les obligations, les habitudes, les hobbies, les distractions…
La pratique du yoga peut s’imposer de plus en plus souvent, voire quotidiennement comme un entraînement, mais pas forcément. Ou simplement l’assise, la méditation. Il s’ensuit une disponibilité qui s’étend aux activités quotidiennes, comme une toile de fond, on est moins «collé» aux événements, aux affects, on est moins dupe des schémas, automatismes et petits arrangements de toutes sortes. On est moins dispersé, plus présent : à soi, aux autres, au monde. À l’instant. Les perceptions prennent le dessus sur la pensée. Celle-ci s’affine, devient plus intuitive. Dans les Yoga Sutra, il est question du passage de manas, la pensée discursive, à buddhi, la pensée intuitive. Mais je dirais, surtout, on devient enseignable ! Car lorsqu’on est moins encombré de sa petite personne, tout devient enseignement : un événement, une synchronicité, une sensation, une émotion, une rencontre, une scène ou un mot captés au hasard… Nos sens eux aussi s’affinent, nos perceptions s’ouvrent, nous nous sentons de plus en plus reliés (yug, racine du mot yoga) à tout ce qui est, et de ce fait nous devenons co-responsables, co-créatifs de cette Création dans laquelle nous avons – en tant qu’expressions de la Source – choisis de venir jouer.
De nos jours le Yoga est souvent réduit à une technique de bien-être ou au mieux à une thérapie, au service d’un soi-disant «développement personnel». Quelle trahison. Nous sommes bien plus que des «personnes». Nous sommes appelés, en tant qu’humains, à nous accomplir, c’est-à-dire à actualiser notre complétude, notre perfection intrinsèque, chacun de nous étant la manifestation incarnée, unique et singulière, de la Source. C’est le message caché des Contes de fées de notre enfance, dont les héros sont toujours un prince ou une princesse perdus qui retrouvent finalement leur Royaume. C’est le but de toute voie spirituelle.
Le Yoga propose à celui qui veut bien en goûter la profondeur, un chemin d’accomplissement précis et concret, une authentique voie spirituelle.
Barbara Litzler